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Par Matthieu Lange et Anne Gisselbrecht.

Légendes extraites du livre  » Château Aubéry » de Georges E. Mauvois. K.EDITIONS 2008.

LE FASTE DE L’ INJUSTICE

L’Affaire Aliker fait partie de ces histoires qui laissent un sentiment d’injustice tel, qu’elles perdurent dans la mémoire collective locale, comme un symbole de la colonisation. L’histoire se déroule entre 1934 et 1936 mais s’inscrit dans un contexte de tensions économiques, politiques et sociales, plus large qui rassemble toutes les déchirures de la Martinique des années 1930.

Des témoins vivants, il doit certainement en rester. Très peu. Mais il reste un témoin de pierre et de métal qui tombe peu à peu en ruine. Il fut longtemps entretenu mais aujourd’hui la vitesse de son délabrement est aussi rapide que ne le fut la chute de son propriétaire de l’époque, Eugène Aubéry, dans la mémoire collective. Ce témoin était sublime, imposant, dominateur, il était un symbole, comme l’était son occupant.

UN PATRIMOINE PRECIEUX

Situé dans la commune de Ducos, à Croix Rivail en Martinique, le Château Aubéry, ses dépendances et ses jardins s’étendent sur 4 hectares qui dominent la vallée.

L’architecte Germain Olivier, après la réussite de la préfecture de Fort de France, dessina la Villa Aubéry qui fut construite entre 1928 et 1930. La demeure, de style art déco dominant, mélange brillamment les courants architecturaux de son époque et un certain classicisme.

La Villa Aubéry, de son nom original, de 35 m de long et 23 de large, s’élève sur 4 étages, chacun pourvu de grands et petits salons, chambres, salles de jeux, offices et galeries , terrasses et belvédère. La décoration du Château est confiée aux plus grands : le mobilier de style néo Louis XVI par le sculpteur parisien Camille Garnier et les moulages en stuc par Clodion, autre sculpteur parisien. Les coûts sont exorbitants. La « Villa » devient « Château ».

Moulages, frises romantiques, mobilier original, table sculptée, fer forgé, tout arrive par bateau de France ou d’Italie… notamment cette particularité: « une ossature métallique qui constituera un monolithe indéformable, par la liaison des supports verticaux, des poutres et poutrelles, des planchers et de tous autres éléments de construction nécessaires ». Cette ossature devait être sa force mais devint son talon d’Achille sous le climat tropical. La main d’œuvre et la supervision seront locales. Les dépendances, nombreuses et confortables, entourent le château : appartements logeant le personnel, garages, étables, verger et piscine agrémentent les extérieurs.

Douze ans plus tard, en 1942, à la mort d’Eugène Aubery, le château revient à ses huit enfants héritiers. En 1954, ces derniers le vendent au département de la Martinique qui y installe l’école normale d’instituteurs et institutrices. En 1963, le conseil général de la Martinique le cède à l’état. Le château porte un vice et sa destinée semble irréversible, même si un groupe d’intellectuels, artistes et notables tente de le « sauver » en 1979 comme témoin architectural et patrimonial: une autre impasse. Il sera inscrit en 1992 aux monuments historiques et labellisé Patrimoine du XX ème siècle depuis 2015.

Aujourd’hui le Château a 90 ans, il est toujours là, majestueux mais humble. Même misérable et sans ses apparats, totalement vide, son esthétique reste parfaite et son âme survit.

« Aubéry avait réalisé la demeure privée la plus fastueuse non seulement de la Martinique mais aussi de l’ ensemble des  » Quatres Vieilles » ( Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion). Seuls la dépassaient les palais royaux des grandes colonies ». Georges E. Mauvois.

CONSTRUIRE UNE FORTUNE

 

Eugène Aubéry, né en 1879, entreprenant et ambitieux, entre dans le monde des usiniers en 1914, grâce à son mariage avec Berthe Hayot. La famille Hayot est alors actionnaire majoritaire de l’Usine du Lareinty, au Lamentin. C’est la plus belle des usines sucrières, la plus importante, avec celle Rivière-Salée. Aubéry y déploie son talent avec une efficacité remarquable, ce qui lui permet de prendre la place du directeur de l’Usine en 1919.

Sur son nouveau domaine, Aubéry est le roi. Le roi qui traite généreusement les commandeurs des 24 différentes habitations rattachées au domaine du Lareinty. Certains se voient offrir du rhum vieux de grande qualité, d’autres de l’argent… la contre-partie ? Loyauté et obéissance. La masse des travailleurs reste cependant pauvre. Vêtue de haillons, cheminant sur de la terre battue, sans droit, avec un salaire faible, elle va au labeur dans une atmosphère sociale pesante, et rentre le soir dans des cases faites de bois et de paille de canne. Malgré cela, Aubéry conserve de bonnes relations avec les milieux populaires. Il fréquente notamment les gallodromes et rachète à bon prix aux petits paysans les coqs vaillants.

Mais un détail chatouille encore l’ambitieux : il n’est pas actionnaire à hauteur de 100% de l’Usine du Lareinty. Qu’à cela ne tienne. Il fait pression sur les derniers propriétaires pour qu’ils cèdent leur part, ne s’encombre pas d’assemblées générales et obtient gain de cause. Sa femme possède toutes les actions. Eugène Aubery lui demande alors de dissoudre la Société anonyme, ce qu’elle fait le 4 novembre 1924, en déclarant l’actif d’une valeur de 7,5 millions de francs…actif largement sous-estimé qui lui fait bénéficier d’une ristourne fiscale importante.

Et il a une autre idée pour dépenser cet argent. D’ici là, Aubéry s’empare ainsi de la plus grosse distillerie de l’île, il est surnommé le roi du rhum. Mais en 1926, l’administration constate qu’il ne s’est pas acquitté d’une taxe sur l’immobilier. Elle la lui demande et rouvre par la-même, le dossier de la Société anonyme. Elle réévalue l’actif à 30 millions de francs… et réclame un paiement supplémentaire. Des lézardes commencent à circuler lentement sur le prestige de l’homme. Elles envahiront plus tard son château dont la construction germe lentement dans son esprit.

« Pour tout élu qui n’ était pas franchement de l’ autre bord, aller au Château était un bonheur »

Georges E. Mauvois.

« Tous les pays ( ou presque) ont leurs châteaux hantés dont les fantômes ne sont que des créations de l’ esprit. Nous avons le nôtre aussi « . Georges E Mauvois.

BÂTIR LE FASTE

Dans son rêve de grandeur, Aubéry nourrit le projet d’une villa… dont on oubliera d’ailleurs qu’il s’agissait bien d’une villa et non d’un château. Entre 1925 et 1928, le Palais du Gouverneur (actuelle Préfecture) est reconstruit d’après les plans de l’architecte Olivier. Aubéry veut faire mieux : plus grand et pour lui. C’est ce même architecte qui dessine alors les plans de sa future bâtisse. Éblouir, voilà le défi. Les travaux sont lancés en 1928.

Pendant ce temps, l’administration poursuit son oeuvre dans l’affaire de la dissolution de la Société Anonyme du Lareinty. Mme Aubéry, passe au tribunal et est condamnée, en 1929, à payer plus de 6 millions de francs au fisc. Mais Eugène Aubéry fait appel pour sa femme, la condamnation est annulée en 1930…et l’administration doit lui verser 82 500 francs en guise de dédommagement.

1930, est l’année où la famille Aubéry prend possession des lieux. Eugène jubile, il est au sommet de sa gloire. Non seulement les nuages fiscaux s’éloignent, son usine tourne à plein mais en plus son nouveau palais dépasse par sa magnificence, les demeures privées de toutes les colonies d’Outre-mer de l’époque. Il adresse ainsi un message de supériorité à tous les Martiniquais, dont les usiniers. Son château devient un lieu de réception. Alors que les békés traditionnels restaient tout compte fait relativement discrets sur leur fortune, Aubéry expose la sienne. Espace de bal, espace de jeux, espace d’ivresse, tout visiteur prestigieux, tout homme politique est tenu d’honorer ce palais de sa présence. Les pouvoirs politique et économique discutent, échangent, s’influencent, tout cela sur fond de rhum.

Et pourtant l’affaire de la Société Anonyme n’est pas encore close. L’administration n’accepte pas l’annulation de la condamnation de 1929 et encore moins le dédommagement à payer. Elle se pourvoit en Cassation… mais le Gouverneur de la Martinique, M. Gerbinis, annule lui-même le recours, le 20 décembre 1932. Curieux, n’est-ce pas ?

Les adversaires d’Aubéry, ceux qui n’étaient pas invités au château, ceux qui dénonçaient le personnage et ses pratiques notamment sociales, se lèvent alors pour dénoncer la manœuvre qui s’est opérée dans l’ombre des dessous de table.

« Et de fait, forts ou faibles, à chaque fois, plient devant la démesure et le pouvoir de corruption de l’ homme.Tous sauf un : le syndicaliste et journaliste d’ extrême gauche André Aliker ». Alfred Alexandre, Préface  » Château Aubéry  » 

Georges E. Mauvois.

LES FONDATIONS TREMBLENT

 

L’ascension économique d’ Aubéry se double en réalité d’une ascension politique. La Martinique des années 1920, se divisent en trois camps : Au centre, un marais républicain schoelchériste, composé d’une fraction de socialistes et de békés modérés. Ces derniers dominent l’ensemble. Ce marais est flanqué à gauche du camp ouvriériste représenté par le «Groupe Jean Jaurès» développant des idées communistes, et à droite, du camp des békés radicaux, dont Aubéry est une figure.

Le «Groupe Jean Jaurès» possède une gazette, intitulée « Justice », éditée pour la première fois, le 8 mai 1920, et dirigée par André Aliker. Le programme énoncé est clair : refus de la collaboration de classe, organisation de la classe ouvrière, démocratie prolétarienne, mais aussi égalité totale entre « Les Français de la Martinique » et les « Français de la Métropole ».

En 1923, une grande grève éclate. Les ouvriers réclament un meilleur partage des richesses. Des usines sont à l’arrêt, des champs de canne sont en feu. La politique du contingentement des rhums de 1922-1923, pousse à la concentration des terres agricoles au profit des plus riches. Aubéry, se comportant en chef de bande, envoie des hommes armés ouvrir le feu dans une réunion électorale. Résultat : huit morts. Plus tard, les gendarmes ouvrent le feu à Bassignac (La Trinité) et font deux morts. Ces événements ouvrent une période de répression sanglante du mouvement ouvrier, mais aussi de meurtres politiques, de corruption et de falsifications électorales, dont les radicaux békés sortent vainqueurs. Le journal « Justice » tire à boulet rouge sur les usiniers, en vilipendant ceux à « l’esprit d’accaparement » qui « veulent rester les seuls maîtres du marché ». Eugène Aubéry se considère comme intouchable et poursuit son ascension, d’autant que son beau-père, finalement rallié à la stratégie de la main tendue au camp ouvrier, est Président du Conseil général.

Mais Aubéry est plus fragile qu’il ne le pense. On ne se fait pas autant d’ennemis sans en payer un jour le prix. Le 26 mai 1933, un certain Emmanuel de Lacoste, ancien chargé d’affaires d’Eugène Aubéry avec qui il s’était brouillé, dépose une plainte contre son ancien patron, pour ses agissements dans l’affaire fiscale de Mme Aubéry, et envoie des documents à plusieurs personnalités. Si l’affaire fiscale est connue, celle de la corruption du juge qui annula la condamnation en 1930, ne l’est pas. Lacoste dévoile également les jeux d’influence entre les politiques, les hauts fonctionnaires et les milieux économiques. André Aliker prend connaissance des documents et du bout de sa plume, prend d’assaut la forteresse d’ Aubéry. Il dénonce le scandale dans « Justice », le 11 juillet 1933. Ses articles successifs sont autant de coup portés au château.

Il faut le faire taire… Les pouvoir économiques se rangent derrière Aubéry. Il faut bien que le rhum distribué généreusement lors des réceptions somptueuses servent à quelque chose. La Banque de Martinique tente de mettre Aliker sur la paille, qu’à cela ne tienne, sa famille éponge ses dettes. On lui fait croire que l’imprimerie de son journal est en panne, mais ses partisans rachètent l’imprimerie. On tente de le corrompre, il en fait état dans son journal…

Mais le 3 novembre 1933, André Aliker est roué de coups par des hommes envoyés par, pense-t-on, Aubéry. Le 1er janvier 1934, il est de nouveau agressé et jeté à l’eau. Cette tentative d’assassinat échoue, mais la suivante réussit. Son corps ligoté est rejeté par la mer à Fonds-Bourlet (Case-Pilote), le 12 janvier. Pour sauver son château, Aubéry a-t’il voulu montrer que son épée était plus forte que la plume? Beaucoup de soupçons planent aux abords de la propriété.

« Une ossature métallique constitura un monolithe indéformable, par la liaison des supports verticaux, des poutres et poutrelles des planchers et de tous autres éléments de construction nécéssaires(..) le premier envoi, comprenant l’ ossature métallique(..) sera fait le 15 aout 1928. Georges .E.Mauvois.

« La canne étend son tapis sur une surface encore belle.A la récolte, elle ira au Galion, notre seule usine subsistante. Mais ou est donc passée l’ usine Lareinty, la reine de notre sud sucrier? Les bulldozers l’ ont rasée depuis peu. Dieu seul sait si jadis elle fut bichonnée sous les ordres du châtelain. Dieu seul sait si elle avait rendu: dix millions au bas mot chaque année. »

Georges E. Mauvois.

Sa faiblesse est précisément dans cette « ossature métallique constituant monolithe ». Olivier n’ avait pas pu prévoir ce qu’ elle rendrait sous les Tropiques, au bout de trois quarts de siècle ». Georges E. Mauvois.

DÉNI DE JUSTICE

 

Le juge d’instruction Duchemin entame son enquête sur la mort d’Aliker, consciencieusement mais se trouve entravé. Quatre personnes originaires de Sainte-Lucie sont arrêtées… puis le juge est muté, sans avoir pu interroger Aubéry lui-même. Une rumeur est lancée selon laquelle Aliker se serait suicidé. Pas besoin donc de chercher des coupables. En France, la Ligue des Droits de l’Homme s’empare de l’affaire et alerte le Ministre des colonies sur la situation, en vain. Un nouveau juge est saisi et deux des quatre inculpés sont relâchés. Le magistrat corrompu par Aubéry en 1930, est acquitté en 1934. En 1936, prétextant un climat tendu, le procès des deux autres inculpés est habilement dépaysé et se tient à Bordeaux. Pratique ! Cela justifie l’absence de témoins clés incapables de se déplacer, mais n’arrête pas la poignée d’Antillais de Bordeaux qui se rend dans la salle d’audience. La presse nationale relate l’affaire dans ses colonnes mais le tribunal de Bordeaux, après un procès à charge, prononce l’acquittement.

Si l’institution judiciaire n’est pas capable de rendre la justice, alors elle prend le risque qu’une justice privée ne s’installe. Ce qui ne manque pas d’arriver. Marcel Aliker est le cinquième fils de la fratrie, de huit ans le cadet d’André. Il travaille dans l’Usine de Petit-Bourg et est en cela, le dernier à s’échiner dans le monde du sucre. Le 31 janvier 1934, Marcel a le projet de venger de son frère en ôtant la vie d’ Aubéry. Lors des obsèques du Maire du Lamentin, il saisit l’usinier par le bras et dégaine une arme de poing qui finalement s’enraye. En juillet 1936, se tient le procès de Marcel Aliker, à Fort-de-France. La foule se masse aux abords du tribunal pour soutenir le vengeur. Le juge n’a pas d’autre choix que d’acquitter celui que la foule avait absous.

Un autre frère, Pierre Aliker, compagnon de route d’Aimé Césaire décédé en 2013 à l’âge de 106 ans, rendra hommage toute sa vie à son aîné en portant un costume blanc en signe de deuil.

Eugène Aubéry mourra en 1942 sans ennui judiciaire. Ce sont les historiens, les chercheurs qui rendront justice à la mémoire d’ André Aliker. Le temps, lui, se charge de mettre à bas son château.

« Démolir, mais non faire disparaitre. Surtout pas. Le Chateau Aubéry est un grand témoin. Témoin d’ une période unique de notre histoire. Celle ou la canne à sucre donna le plus »

G.E.Mauvois

« Du château, il faudrait sauver les deux grands escaliers d’ arrivée, le perron et la base. Une fois le reste démoli, hisser dessus un belvédère, au haut d’ une tour, à l’ exact niveau du nid d’ aigle actuel. L’ accès au belvédère se ferait par l ‘escalier tournant. Et les visiteurs, avant de grimper là-haut auraient lu, sur une stèle disposée au pied du monument, l’ inscription:
« Aux ouvriers de la canne des années 1930, exploités. A André Aliker, mort pour eux ».

Georges E Mauvois « Chateau Aubery » 2008.

POSTÉRITÉ

 

Encore aujourd’hui, chaque année, des personnes se rendent sur la tombe de André Aliker, qui est par ailleurs le nom d’un prix journalistique, depuis 2012, mais aussi d’un Lycée Professionnel.

Sources :

Mauvois Georges E  » Château Aubéry », K Editions,2008.

Bourrel Le Guilloux Christophe, Foucaud Odile  » La préfecture de Martinique et la Villa Aubery « , HC Editions 2016.

Nicolas Armand,  » Histoire de la Martinique », 1848-1939 Tome 2. L’ Harmattan 1996.

Photographies ©️annegisselbrecht. Croix Rivail -Martinique 2019.